Jean-Louis Lamboray a un parcours impressionnant. Médecin de santé publique, il est cofondateur d'ONUSIDA et il a œuvré sur les programmes de vaccination et de lutte conte le sida, mais aussi contre H1N1 et Ebola.
Il a été conseiller en santé pour la Banque mondiale et est aussi le cofondateur de Constellation, un processus d’écoute des communautés qui donne des résultats renversants sur un principe simple. Redevenir humain et écouter sans jugement et dans l’instant. Car c'est en nous écoutant que nous pouvons retisser les liens indispensables pour répondre aux enjeux présents et futurs. Alors, qu’attendons-nous pour nous en inspirer ? Rencontre avec un homme authentique et profondément joyeux.
Anne Gillet - D’où vous est venue l’idée de ce livre “L’écoute au pouvoir”?
Jean-Louis Lamboray - J’ai tout d’abord commencé par des podcasts, et le livre les complète. Tout est parti d’une colère, la mienne. Celle de voir d’abord le confinement de mes petits-enfants et de tous les petits-enfants, et ensuite de voir que si on avait écouté “les vieux”, si on était démocratiques, on n’aurait pas confiné les jeunes, c’est ma certitude, et on n’aurait pas pénalisé les enfants qui ne sont pas à risque. Alors la vraie question c’est : est-ce qu’on va passivement se laisser mener vers “China light”, la stratégie quasi militaire utilisée pour faire face au COVID-19 ? Ou est-ce qu’on va reprendre nos vies en main et rendre aux générations futures un monde où il fait bon vivre? “Nous les jeunes, nous sommes une génération sacrifiée”, nous dit Maud, 15 ans, dans le podcast Les Défricheurs, que j’ai initié1. L’idée était de stimuler l’écoute, dans une conversation en cercle, bilingue et intergénérationnelle, sur base de nos rêves à tous. Un outil pour introduire l'écoute profonde, et observer la puissance du changement qu'elle entraîne. Les podcasts ont été créés en cercle et ils sont destinés à être écoutés en cercle.
Deux défricheurs
FORTUNA
Le rêve de l’humanité c’est de faire à chaque instant ce pour quoi nous sommes faits, au bon moment et dans les bonnes conditions. Et chaque fois que l’un de nous honore son rêve personnel, il nourrit le rêve de l’humanité tout entière.
Moi j’ai senti qu’au fur et à mesure que j’avançais dans ma vie, plus j’étais proche de mon cœur, de mes intuitions, de mes perceptions, de mes sensations, plus j’étais à la bonne place à chaque instant.
ADELIN
Je me suis demandé si en 2040 on pourrait revenir à ce genre de situation (ce que nous avons vécu avec la crise du covid). Finalement, on était, dans une certaine mesure, libres de faire des choses qu’on n’a pas faites. J’aurais pu mettre des choses en place pour voir davantage mes amis.
Si je pensais que les mesures mises en place par le gouvernement n’étaient pas justes, j’aurais toujours pu agir de façon à aller dans la direction qui me rend plus heureux.
Anne Gillet - Qu’est-ce qu’un défricheur, pour vous?
Jean-Louis Lamboray - C’est celui qui s’avance sur un terrain et qui a la boussole mais il n’a pas (encore) le chemin. Et le chemin n’est pas droit. Il a envie d’une vie porteuse de sens, mais il ne sait pas (encore) comment y arriver. Il ne veut pas continuer à brûler sa vie pour enrichir une famille ou des actionnaires. Il défriche ce monde auquel nous aspirons tous. L’idée est de faire basculer la société vers plus d’harmonie et de bonheur.
Ce qui me soucie beaucoup c’est la question suivante : Est-ce que les gens de mon pays, les gens du monde entier, vont pouvoir vivre dans la joie? Nous sommes des personnes humaines et nous sommes des êtres en relation. Nous sommes heureux quand nous sommes en lien avec les autres.
Anne Gillet - Revenons au point de départ de cette puissance de l’écoute que vous avez expérimentée dès vos débuts comme médecin de santé publique. Vous dites que vous avez toujours été davantage intéressé par le fait d'organiser des soins de santé plutôt que de les prodiguer.
Jean-Louis Lamboray – Oui, j’ai décidé de faire la santé publique pour cette raison, avec l’idée de contribuer à la santé en Afrique. Et j’ai travaillé à l'organisation des soins autour d'un hôpital à Mbuji-Mayi (en république démocratique du Congo). Je voulais contribuer aux soins de santé pour en faire bénéficier le plus grand nombre. Huit ans de bonheur inconscient et d'apprentissage par tous les pores. C'était extraordinaire. C'était aussi l'apprentissage d'une vraie démocratie : j’ai vu comment des communautés congolaises arrivaient au consensus sur toutes sortes d'enjeux extrêmement difficiles, parce que je m'asseyais et je les écoutais. Ensuite, je suis parti travailler à Kinshasa, en ville. Les autorités congolaises pensaient que cette interaction entre les services de santé et les communautés ne pouvait marcher qu’en zone rurale, dans les villages, en dessous du manguier ou du baobab. Et pourtant nous l’avons aussi réussi en ville. Nous avons développé la couverture de soins de santé dans la ville de Kinshasa. C’est ce qu’on a appelé les Zones de santé, créées en 1975 et que nous avons mis en place dans tout le pays. Ces Zones de santé sont un vrai atout pour lutter contre les pandémies en RDC. Peu le savent, mais ce sont ces Zones de santé qui ont soigné la plupart des réfugiés du génocide rwandais (1994).
Anne Gillet - Durant vos missions sur différents continents, vous avez fait face à un positionnement de la communauté internationale qui prétextait de la faible capacité des systèmes de soins locaux pour les court-circuiter avec des programmes de santé ponctuels et délétères. Pouvez-vous expliquer?
Jean-Louis Lamboray - Si on apprécie les capacités des gens et qu'on construit sur cette capacité, on peut avancer, mais ça signifie qu'on lâche le pouvoir. Si je dis : non! mon programme est trop important, les gens sont trop cons, les services de santé sont trop faibles, il faut que je le mette en place moi-même, c'est là où la catastrophe s'installe. Et un exemple extrême, c'est quand Ebola est apparu en Afrique de l’Ouest.
Vous laissez les Congolais se débrouiller par eux-mêmes avec le service de santé, avec tous les défauts qu'ils ont, mais aussi toutes les forces et il n’ y a aucune épidémie qui soit dramatique en matière de mortalité à l'échelle d'un pays. Entre 1976 et 2013, la RDC a connu 7 vagues d'épidémie d’Ebola. Aucune d’entre elles n’a duré plus de 4 mois ni entraîné plus de 350 victimes. Avec une approche simple : les communautés se sont concertées avec les autorités sanitaires locales pour soigner les patients, les isoler, et modifier les rites funéraires pour prévenir la transmission du virus.
Et puis, en 2014, arrive le baron Peter Piot2, ancien directeur exécutif de l’ONUSIDA, qui recommande lors d’une interview sur CNN, la combinaison d’une stratégie quasi militaire et d’information au public. Au lieu de s’inspirer des expériences passées, faisant marcher l'anxiété pour mobiliser les fonds (1 milliard de dollars dans le cas de l'épidémie de l'ouest de l'Afrique), avec l’arrêt des économies locales de 3 pays, et le prétexte de la prétendue faible capacité des services de santé pour jeter sur le terrain “l’aide internationale” chargée de soigner les cas dans des centres spécialisés et d’extraire les cadavres des villages sans considérer les us et coutumes locaux. Là, l’épidémie dure deux ans et fait au moins 11 000 victimes, fait perdre aux économies nationales 1,3 milliards US$, etc. De 2018 à 2020, la même communauté internationale répète l’opération dans l’est de la RDC avec les mêmes résultats désastreux. Une approche “technique du système” qui ignore, voire méprise les compétences locales. L’illusion du contrôle. Et cette approche peut s’appliquer à tous les domaines : covid, lutte contre le diabète, lutte contre la drogue, etc.
Anne Gillet - De fait, c’est parce que le système ignorait le potentiel des communautés face au sida que vous avez quitté ONUSIDA et fondé “Constellation”, en 2004.
Jean-Louis Lamboray - J’ai mis des années à comprendre ce qui se passait : j’espérais toujours le faire comprendre de l’intérieur via ONUSIDA3, mais je n’y arrivais pas. Nous n’y arrivions pas. Et c'est comme ça qu’avec 11 collègues, j’ai cofondé Constellation4 dont le but est justement de stimuler l'appropriation des enjeux par les gens eux-mêmes, en partant évidemment de leurs propres ressources d'abord. Ce qui ne nie pas la nécessité de mobiliser informations, moyens financiers, moyens matériels à l'extérieur du groupe, mais ça ne part pas de là. Nous nous basons sur nos expériences en Asie, en Afrique, en Amérique latine et en Océanie et nous proposons un processus que nous appelons SALT. Une approche fondée sur l’appréciation des forces de chacun et l’apprentissage des personnes à partir de leurs actions. Nous ne sommes pas des experts, mais nous écoutons les communautés et nous apprenons leur expérience de vie. Aujourd’hui, ce processus est pratiqué dans 55 pays. Nous décidons de changer de regard, de partir de nos forces individuelles et collectives, nous créons notre rêve et nous agissons en partant de nos ressources. Ça signifie : j’ai décidé de pratiquer l’écoute profonde ou j'ai décidé d'apprécier, c'est la même chose quelque part. Je me mets vraiment entièrement à la disposition de l'autre et je me rends vulnérable à l'expérience de l'autre. Et c'est ça qui permet la connexion. Si vous avez une pensée authentique, et que l'écoute est profonde, la connexion s'installe, et les énergies sont disponibles pour l'action.
Mon rêve à Grez-Doiceau (que j’explique dans mon livre) c'est de créer ça, de créer le vase qui permette aux gens de réaliser cette connexion.
J'explique mon rêve de la transformation paisible par la transformation individuelle des acteurs. Sinon on va au conflit, je crois.
Anne Gillet - Cependant, le pouvoir étouffe le débat aujourd'hui au nom de la sécurité et avec ses solutions techniques. Alors que faire ?
Jean-Louis Lamboray - Alors, ne soyons pas naïfs. Mais en même temps, soyons-le, peut- être, soyons des naïfs conscients !
Je vous donne un exemple local. Sybille Bauchau a été bourgmestre de Grez-Doiceau (2012-2018). Elle avait vu ce que nous faisions avec les agoras citoyennes à Grez-Doiceau où nous pratiquons l’écoute profonde pour définir quelles actions nous pouvons entreprendre. Nous avons une expérience d'au moins 10 agoras. à un moment donné, il y a eu un enjeu important, c'est la circulation à Grez-Doiceau. L'échevin en charge a lancé un plan de circulation et les réseaux sociaux se sont déchaînés. Au grand étonnement de ses échevins, Sybille a proposé d’organiser une agora avec moi et la paix s’est installée. Il faut de l’énergie et il faut avoir les alliances nécssaires pour y arriver. Mais moi, j’y crois. Et il y en a beaucoup, des “Sybille”, j’en suis convaincu!… Il faut juste les plonger !
Anne-Gillet - Le cercle d'écoute s’inspire du dialogue de Bohm. Pouvez-vous expliquer?
Jean-Louis Lamboray - C’est un point très important. Je pense que Bohm doit sans doute se retourner dans sa tombe… de joie !
à un moment donné, il y a eu un conflit entre Einstein et les quantiques et Bohm était au milieu de tout cela. Et il a écrit ce livre, qui développe un dialogue de groupe et qui décrit l’écoute pas la présence attentive. Ce dialogue de Bohm est aussi repris par Nathalie Legros qui le pratique à l’Union européenne, avec l’écoute profonde sans agenda. Ce qui arrive, et ça on le ressent très fort, quand on s’écoute profondément, on sort de la conversation en étant tout à fait différent de la façon dont on y est entré. Le groupe réalise son immersion dans un champ qui le dépasse. En fonction du regard que nous posons les uns sur les autres, nous sommes corps ou énergie. À partir de ce moment-là
quelque part, tout s'éclaire. Si nous acceptons cette idée que nous ne sommes pas des entités indépendantes mais que nous sommes faits de relations à partir de ce moment là, l'écoute profonde permet la réalisation de ces relations.
Anne Gillet - Oui, et d'ailleurs,vous parlez d'un nouveau métier :
les connecteurs.
Jean-Louis Lamboray - Le connecteur, c'est celui qui met en relation. Dans «The Tipping Point: How Little Things Can Make a Big Difference » de Malcolm Gladwell – il faut juste lire les 40 premières pages, mais c'est très intéressant. Il dit que les grands changements sont faits à partir de trois profils. C'est-à -que
dans l'équipe du changement, il faut trouver trouver trois capacités : connecteurs, ingénieurs et marchands. Évidemment, maintenant, tout ça peut être retrouvé chez une seule personne, mais il faut ces trois caractéristiques.
Anne Gillet - Nos gouvernements et les médias continuent à affirmer que nous sommes en démocratie. Quel est votre avis sur la question ? Pensez-vous que la gestion du covid a détruit encore un peu plus l'humanité ?
Jean-Louis Lamboray - Elle a détruit la démocratie en tout les cas. Où est le lieu dans les communes où les citoyens débattent. Est-ce qu'il est possible d'avoir une démocratie sans débat ? C'est impossible. Aujourd'hui, le débat est interdit. Le seul lieu où on peut encore débattre, c’est “je t'écoute pour te démolir ou pour voir en quoi je peux t’attaquer”. Le débat “Je t'écoute pour ce que tu apportes à l'enjeu que nous allons résoudre ensemble” n’existe plus. C'est la presse qui donne la position de X ou Y. Mais, pas le lieu où on peut s'asseoir, débattre d'un enjeu et arriver à une résolution. Ce lieu n’existe pas.
J’écoutais Barbara Stiegler, qui est professeure de philosophie à l’université Bordeaux-Montaigne. Pour elle, nous pouvons retrouver le sens du mot “démocratie” à savoir “le pouvoir exercé par les citoyens” en nous inspirant des Grecs. Pourquoi nous faut-il continuer à élire une minorité d’experts autoproclamés? Sont-ils mieux que nous dans leur rôle? On peut commencer par les communes. Créons une chambre de citoyens qui ont démontré leur intérêt, leur engagement pour la chose publique par leurs actions concrètes dans leur commune. Peu importe leurs diplômes. Certaines personnes sont très présentes et très utiles localement. Il nous faut restaurer la démocratie par la réappopriation de l’espace politique par les citoyens et par la restitution du vote en conscience des élus dans nos divers parlements.
Anne Gillet - Quels sont vos souhaits pour cette nouvelle année ?
Jean-Louis Lamboray - Je rêve d'un dialogue avec Peter Piot. Nous nous sommes connus au Congo, autour d'Ebola. Quand le sida a commencé, je travaillais à la Banque mondiale et nous nous rencontrions régulièrement autour d'un bon repas chaque fois que nous étions dans la même ville, parce qu’à ce moment-là,
on voyageait tous les deux comme des fous. On discutait à la fois sida et politique. Il a réalisé des choses extraordinaires, il a mobilisé les fonds. Il a vu tous les présidents du monde sauf Poutine. Mais c'est quelqu'un qui ne comprend pas la dimension humaine de la question. En santé publique, quand on ne comprend pas, on ignore et comme on ne sait pas comment mesurer, on ne mesure que ce qui est physiquement mesurable. Et du coup, on oriente toutes les actions vers ce qui est mesurable.
D’un point de vue plus global, je veux apporter la joie aux gens. Je sais que le bonheur est ma boussole et je sais que je suis plus heureux quand j'œuvre à cet espoir. Ce n'est pas l'espoir que quelque chose va se réaliser, mais c’est plutôt une dimension de l'âme, comme disait Aline Frankfort. Je nourris ça plutôt que le désespoir. Et ça me va très bien. Je regarde les forces, je regarde la beauté du monde, je regarde la beauté de ma femme. Ce soir, je m'endormirai en célébrant, entre autres, notre conversation. Pas parce que je suis en train de gagner quelque chose. Mais parce que cette conversation était belle, c'est tout. Le futur, c'est maintenant. Qu'est-ce qui nous empêche de créer le futur autour de nous ? Engageons-nous dans les espaces de liberté qui existent encore.
Anne Gillet - Votre livre est une bouffée d’air frais. Un livre de rêve qui nous donne pendant l’instant de ces quelques pages, le goût de ce que peut être ce monde d’écoute, de paix, de liens, de connexions et de joie que nous sommes nombreux à vouloir. Une vision qui perdure d’ailleurs tojours, quelques semaines après cette lecture, tant elle est sereine…
Jean-Louis Lamboray : J’ai fait mon travail de médecin, alors ! (rires.)Le moment est propice au rêve, alors que s’effondre la vision du monde qui nous guidait jusqu’à présent. à nous de changer cette vision. Si nous décidons de nous comporter autrement, pas nécessairement en criant, mais tout simplement en changeant.
Connectons-nous pour construire une nouvelle histoire.
L'écoute au pouvoir
de Jean-Louis Lamboray
Éditeur : Karthala
ISBN : 9782931196038
Prix: 11,90 €
Vous trouverez ce livre
à la librairie de Gastuche à Grez-Doiceau et dans d’autres librairies à Namur et Liège.
Du même auteur : Qu'est-ce qui nous rend humains ?
https://www.lebateaulivre.fr/ebook/9782931196038/l-ecoute-au-pouvoir-jean-louis-lamboray-karthalab