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Nous sommes dans Le Meilleur des mondes !

Pour expliquer les dérives actuelles de la société, Sabine Duflo se réfère à un ouvrage publié il y a près d’un siècle, Le Meilleur des mondes, le célèbre roman d’anticipation dystopique d’Aldous Huxley qu’elle a relu récemment.

Vous dites que cet écrivain a eu une incroyable prémonition. Pourriez-vous préciser ?

À son époque, le numérique et Internet n’existaient pas (son livre est paru en 1932), mais Aldous Huxley anticipe le progrès technique galopant, le monde tel qu’il est aujourd’hui. Il décrit une société qui veut avant tout la stabilité, qui cherche à tout prix à éviter le conflit. Pour y parvenir, le gouvernement fait en sorte que chacun soit assez content d’être là où il est et se pose le moins de questions possible, voire pas de question du tout. C’est un monde où le bonheur est défini par les gouvernants : il se réduit à l’acceptation de la place qu’on occupe, des loisirs qu’on consomme et d’une sexualité détachée des sentiments amoureux.
Dans cette société, la procréation naturelle est supprimée. Les enfants sont conçus artificiellement dans un immense laboratoire où ils bénéficient d’une alimentation et de stimulations en fonction de la caste à laquelle ils sont destinés. Et simultanément, ils reçoivent dès l’entrée dans la pouponnière et jusqu’à l’âge adulte un enseignement hypnopédique (pendant le sommeil). Durant toute la nuit et une partie de la journée, dans ce centre de conditionnement, on leur répète les mêmes préceptes, des milliers de fois, jusqu’à ce que ces préceptes deviennent une vérité et qu’ils les appliquent ensuite sans réfléchir. Nous en sommes exactement là.

C’est-à-dire ?

À partir du moment où nos jeunes passent huit heures par jour devant des médias numériques qui sont financés principalement par des annonceurs, ils deviennent des porte-parole de cette énorme machine capitaliste qu’est le numérique.
Le pouvoir des GAFAM ne s’exerce pas dans la contrainte mais grâce à une soumission volontaire au diktat du plaisir immédiat. L’encouragement à une jouissance permanente par l’action de consommer un bien matériel ou du sexe en fait partie. Car jouir, satisfaire de façon immédiate chacune de nos pulsions, les susciter avant qu’elles ne s’éveillent, tel est bien l’objectif de notre pornocratie actuelle. Le corps, qui devient complètement dissocié de l’esprit, est considéré uniquement comme un objet de jouissance dont il convient de tirer un maximum de plaisir, les autres n’étant finalement qu’un moyen pour y parvenir.
Nombre de nos jeunes ne sont plus éduqués par leurs parents ou l’institution scolaire. Connectés huit heures par jour, ils finissent par avoir des pensées, des goûts, des intentions et des désirs tous identiques, c’est-à-dire conformes à ce qu’ils entendent et voient des milliers de fois via les réseaux sociaux, les clips, les séries et les jeux vidéo. Tout ce qui nécessite du temps, des sentiments, un attachement exclusif à l’autre, un don de soi comme l’amour, l’amitié, est devenu plus compliqué.

On retrouve tout cela dans Le Meilleur des mondes ?

Oui. La sexualité et les comportements sexualisés sont encouragés dès la petite enfance mais détachés de tout sentiment et d’attachement affectif pour apparaître uniquement comme un loisir. Chaque individu se doit d’entretenir des relations sexuelles avec plusieurs partenaires, entre deux et six par semaine, et la durée des relations doit être extrêmement limitée, quatre mois étant considérés comme un temps long, c’est-à-dire suspect. « Chacun appartient à tous les autres » est un « proverbe hypnopédique » enseigné aux enfants dès la crèche.
L’individu qui a envie de rester plus longtemps avec un partenaire est désigné par le groupe comme anormal, peu fréquentable.
Dans Le Meilleur des mondes, des mots comme famille, père, mère, frère, sœur, mari, épouse, amant, sentiment romanesque… sont tabous et passibles de peine de mort. « Père n’était pas tant obscène en raison de la distance que ce terme impliquait par rapport aux secrets répugnants et immoraux de l’enfantement – que simplement grossier, c’était une inconvenance scatologique plutôt que pornographique », écrit Huxley.

Un livre visionnaire

Soixante ans après la mort du très grand écrivain Aldous Huxley (1963), son chef-d’œuvre, Le Meilleur des mondes, se lit et se relit, intemporel, absolument génial. La technologie et la science ont remplacé la liberté et Dieu. La vie humaine, anesthésiée, est une suite de satisfactions, les êtres naissent in vitro, les désirs s’assouvissent sans risque de reproduction, les émotions et les sentiments ont été remplacés par des sensations et des instincts programmés. La société de ce meilleur des mondes est organisée, hiérarchisée et uniformisée, chaque être, rangé par catégorie, a sa vocation, ses capacités et ses envies maîtrisées, disciplinées, accomplies. Chacun concourt à l’ordre général, c’est-à-dire travaille, consomme et meurt, sans jamais revendiquer, apprendre ou exulter. Un homme, pourtant, est né dans cette société, avec, chose affreuse, un père et une mère et, pire encore, des sentiments et des rêves. Ce « Sauvage », qui a lu tout Shakespeare et le cite comme une Bible, peut-il être un danger pour le « monde civilisé » ?

 

Le Meilleur des mondes
éditions PLON, coll. Feux croisés, réédition 2013. Broché.
Prix: 20€

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