Psychologue clinicienne française, thérapeute familiale et autrice123, créatrice d’une méthode pour protéger le cerveau des jeunes face à la toxicité des écrans, Sabine Duflo travaille dans la fonction publique hospitalière au service des enfants, des adolescents et de leur famille.
Dans cette interview, elle évoque les conséquences négatives sur les enfants et les adolescents de la « dictature du numérique », entre autres des aberrations comportementales, la violence physique et psychique, le harcèlement et les injonctions au suicide que cela peut engendrer. Elle esquisse aussi quelques solutions, dont sa méthode des 4 pas, tout en redoutant que l’arrivée de l’intelligence artificielle n’aggrave la situation.
Sa formation en philosophie tout autant que celle de thérapeute familiale systémique ont convaincu Sabine Duflo que pour comprendre un jeune et l’aider à se sentir plus heureux, on doit prendre en considération le contexte global dans lequel il grandit, c’est-à-dire sa famille, sa culture.
Depuis plusieurs années, elle mène un combat contre les dangers de la surexposition aux écrans pour les enfants et adolescents. Persuadée que face aux géants du numérique, seuls des citoyens parlant d’une même voix auront une chance d’être entendus par les pouvoirs publics, elle a fondé en 2017 le collectif CoSE (collectif surexposition écrans 4).
ZEBRE : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous spécialiser dans la protection des jeunes ?
Sabine Duflo : À l’adolescence, j’ai connu une période d’anorexie. Je voyais une psychologue, mais cela ne m’aidait pas. Un jour elle a demandé à rencontrer mes parents et j’ai senti que quelque chose bougeait. J’ai compris que si mes parents étaient impliqués, ils seraient capables de me soutenir. Très tôt, j’ai voulu devenir à mon tour psychologue, aider les enfants en prenant en compte l’environnement dans lequel ils grandissent. Un enfant ou un adolescent est toujours le résultat d’une interaction avec son environnement. Mais il n’a pas les mêmes ressources que l’adulte pour influer sur son environnement quand celui-ci est maltraitant. Par conséquent, il est nécessaire que des instances externes surveillent et contrôlent les environnements (famille, école, clubs sportifs, etc.) dans lesquels évolue l’enfant jusqu’à sa majorité.
Vous menez depuis plusieurs années un combat contre la surexposition des enfants et des adolescents aux écrans. Quels sont les principaux dangers que vous avez identifiés ?
La source de mon savoir, c’est le terrain. Je travaille à partir de ce que les familles et les enfants me racontent de leur vécu, de ce que les enseignants me relatent du comportement de l’enfant ou de l’adolescent. Et ce que j’observe est concordant avec ce que disent les études.
Depuis une quinzaine d’années, les enfants passent la majorité de leur temps devant un écran, que ce soit la télévision, la console de jeux, l’ordinateur ou le portable, et non plus avec leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs copines et leurs copains.
Rendez-vous compte : près de 5 heures par jour pour les 8-12 ans et plus de 7 pour les 13 à 14 ans. N’importe quelle activité menée à ce rythme-là serait jugée néfaste pour l’enfant même s’il s’agissait de lecture ou de pratique du piano.
Tous les champs du développement de l’enfant et de l’adolescent sont impactés par ce visionnage continu. Outre les effets négatifs sur la santé – troubles du sommeil, anxiété, migraines, maux de ventre… –, je me suis rendu compte, cas et études à l’appui, que l’exposition précoce prolongée aux écrans peut créer des troubles très proches de ceux observés dans l’autisme.
Il n’y a pas que le temps consacré aux écrans qui est problématique. Le contenu l’est tout autant, n’est-ce pas ?
En effet, et les deux sont d’ailleurs liés : ceux qui regardent le plus les écrans sont aussi ceux qui vont se retrouver plus fréquemment sur des contenus problématiques. Sur le Net, dans la majorité des cas, les enfants passent leurs journées sur des contenus distractifs ne nécessitant aucun effort intellectuel. Ils naviguent sans protection aucune puisqu’ils ont accès à n’importe quel contenu, n’importe quand, n’importe comment.
Les plateformes, les réseaux sociaux, les séries et les clips réussissent à capter l’attention des jeunes en attisant deux pulsions primaires : la peur et l’excitation sexuelle.
Par exemple, les jeux vidéo FPS (First Person Shooter), avec une signalétique PEGI 16 ou PEGI 18 ont sur les enfants et les adolescents un effet d’entraînement psychique et physique à la violence, ils produisent une perte de l’empathie et modifient de façon artificielle mais durable leur comportement en les rendant irritables et intolérants à la frustration. Les séries, les films ou les shorts vidéo quand ils regorgent d’actions violentes présentées de façon « ludique » ont le même effet sur un public jeune.
Faut-il s’étonner si le harcèlement, que ce soit une action répétitive de lynchage par les mots ou des coups, n’a jamais eu autant d’ampleur qu’aujourd’hui ? En France, les chiffres révèlent que 800 000 à un million d’élèves seraient victimes de harcèlement, soit entre 6 à 10 % d’entre eux 5. De même, les statistiques montrent que les idées suicidaires et les tentatives de suicide ont également explosé.
Afin de gérer efficacement le temps d’écran des enfants et de lutter contre leur usage excessif, vous avez développé une méthode originale. Pourriez-vous en dire plus ?
Il y a plus de dix ans d’ici, j’ai eu la chance de rencontrer Michel Desmurget, docteur en neurosciences cognitives et directeur de recherche à l’Inserm, auteur d’un ouvrage intitulé TV lobotomie : la vérité scientifique sur les effets de la télévision. Il m’a donné accès à des études, la plupart en langue anglaise et peu diffusées mais qui démontraient l’impact négatif des écrans. J’ai senti que j’étais sur la bonne voie et je me suis mise à systématiquement questionner mes jeunes patients sur le temps qu’ils passaient devant la télévision et ce qu’ils regardaient.
Aux familles que je recevais, j’ai commencé à donner des recommandations de limitation de temps en m’inspirant de celles fournies par l’Académie américaine de pédiatrie depuis le début des années 2000. Je les ai simplifiées et c’est ainsi que sont nés mes fameux « quatre pas pour mieux grandir » qui ont eu un énorme succès partout en France. Pas d’écran le matin avant l’école, car cela surstimule l’attention réflexe aux dépens de l’attention volontaire. Pas d’écran durant les repas, car c’est à peu près le seul moment où l’enfant et ses parents peuvent échanger et cela a un impact important sur les compétences langagières. Pas d’écran avant de s’endormir, car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas une activité calmante et, en outre, les écrans diffusent une lumière bleue qui inhibe la mélatonine, une neurohormone nécessaire à l’endormissement. Enfin, pas d’écran dans la chambre de l’enfant, car les parents perdent tout contrôle sur le temps qu’il y consacre et le contenu qu’il visionne.6
Pour en revenir au contenu, il y a aussi toute la problématique liée au porno…
Un tiers des vidéos qui s’échangent sur le Net sont en effet à caractère pornographique. Donc, si vous laissez votre enfant naviguer seul sur le web, vous lui ouvrez forcément la porte vers des contenus hypersexualisés et violents.
Une étude de 2018 a estimé que 1 adolescent sur 5 aurait été exposé à du matériel pornographique de manière accidentelle. Une autre a montré qu’en France, 58% des garçons et 45% des filles avaient vu leur première image pornographique avant l’âge de 13 ans.
Ces images que les enfants ne comprennent pas peuvent tout à la fois les exciter et les dégoûter. Elles ont un effet direct sur la construction de leur sexualité et ont sur eux un impact traumatique. Cela peut engendrer des comportements inédits chez de jeunes enfants comme des doigtés dans les couloirs, des fellations dans les toilettes du collège, et même à l’école primaire. On ne voyait jamais ça avant.
Quand ces dérives sont apparues, au début, mes collègues et moi-même nous posions la question du visionnage par les parents de films porno en présence de l’enfant et/ou d’un climat familial incestueux. Et en fait non, dans la majorité des cas, il s’est avéré que les parents ne surveillaient pas la navigation de leur enfant qui, une fois qu’il avait été exposé à du contenu pornographique, y retournait à leur insu.
L’enfant apprend par imitation et tout ce qu’il voit, il va tenter de le reproduire. Le problème du porno, c’est qu’il agit comme un viol psychique sur le petit. Tous les champs de son développement affectif et cognitif peuvent être atteints. Une génération entière d’enfants est ainsi sacrifiée au profit des intérêts de l’industrie.
Que peuvent faire les parents pour résister à la déferlante du numérique, des écrans et de la pornographie sur le web ?
Seules des lois suffisamment fortes pour lutter contre la dictature numérique permettront aux parents de reprendre le contrôle de l’éducation de leurs enfants. Malheureusement, de nos jours, les adultes ne sont pas en mesure d’assurer la sécurité des enfants. Et que font nos gouvernements ? Ils misent uniquement sur le dialogue et la prévention. En soi, c’est une démarche positive. À condition de ne pas oublier qu’un enfant est un être en construction qui a besoin d’être guidé dans ses choix, d’être protégé par des lois et de savoir ce qui se passera s’il enfreint les règles.
L’école, par le biais notamment de l’éducation à la sexualité, peut inculquer des notions positives, comme celles du consentement et du plaisir féminin, complètement négligées dans nos sociétés patriarcales. À condition qu’elles soient introduites au bon moment, quand l’adolescent a acquis une maturité physique et psychique suffisante.
Mais décrire les techniques sexuelles ne doit pas faire l’objet d’un enseignement scolaire. Pour que la sexualité reste une expérience qui rend heureux, elle doit s’en tenir au domaine de l’intime, sinon elle devient aliénante.
Combien de fois ai-je entendu en thérapie un homme, une femme, cherchant à comprendre l’échec de son couple, qui disait: « Je ne comprends pas, on s’entendait bien, sexuellement ça fonctionnait et pourtant il m’a quitté(e). » Croire que la sexualité pratiquée comme un comportement détaché de la relation à un/une autre est garante de notre bonheur est une erreur.
Aujourd’hui, on parle de plus en plus de l’intelligence artificielle. En regard des problèmes que vous avez soulevés, celle-ci peut-elle apporter des solutions ou ne fera-t-elle qu’aggraver la situation ?
Cela va l’aggraver, bien sûr. L’éducation, ce n’est pas le conditionnement. C’est quelque chose qui se fait d’être humain à être humain depuis des millénaires, des parents vers leurs enfants, des enseignants vers leurs élèves. L’objectif, c’est que l’élève n’ait plus besoin du maître, qu’il soit capable d’être un sujet autonome, qui pense par lui-même, qui est conscient de ses choix et de ses actions et qui en est entièrement responsable. À partir du moment où la transmission passe par une machine, on n’est plus dans de l’éducatif mais dans du formatage.
On parle toujours de progrès technique comme si ces deux mots étaient forcément liés, mais la technique n’est pas nécessairement un progrès du point de vue de notre humanité. Internet, c’est formidable à condition que cela ne nous dépossède pas de nos capacités à penser par nous-mêmes. Sinon, on vacille dans un monde totalitaire…
1 Il ne décroche pas des écrans ! La méthode des 4 pas pour protéger le cerveau des enfants, août 2020, Poche Marabout.
2 Critiques de l’école numérique, ouvrage collectif, coordonné par C. Biagini, C. Cailleaux et F. Jarrige, 2019, L’Échappée.
3 « Psychopathologie quotidienne de l’enfant au pays des nouveaux médias : une approche neuroscientifique », Bruno Harlé et Sabine Duflo-Compoint, in Neurosciences, psychothérapie et développement affectif de l’enfant, 2014, Liber.
4 https://surexpositionecrans.fr/
5 Sénat. Question orale n° 03773S.
6 « Mon enfant face aux écrans : 4 pas pour mieux grandir » : http://www.sabineduflo.fr/vous-et-les-ecrans-conseils-pratiques