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NOUS SOMMES EN MERCATOCRATIE (la démocratie, c’est bien fini !)

Dans les années 1990, suite à l‘effondrement du bloc soviétique, tout semblait indiquer que le modèle démocratique allait se généraliser dans le monde. Mais ce ne fut pas le cas… L’humanité se trouve aujourd’hui dans une impasse. Car c’est une autre forme de pouvoir social qui piège notre monde et impacte de façon profonde nos comportements.

Comprendre la société dans laquelle nous vivons, c’est un pas vers la solution pour échapper à la mercatocratie, nous explique le Pr Dessertine.

Anne Gillet - Vous identifiez la forme inédite de pouvoir qui s’impose à nous depuis deux siècles comme une mercatocratie, qui a son dynamisme propre, capitalisme étant un terme inadapté et ploutocratie n’étant pas suffisant. Pouvez-vous expliquer ?

Pierre-Jean Dessertine - J’ai introduit cette notion de « mercatocratie » comme le mot juste pour désigner notre problème contemporain dans un livre précédent en 2010, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? Pourquoi pas capitalisme ? Parce que le capitalisme est une désignation liée à la théorie marxiste et qui s’attachait surtout à la production des marchandises et au marchand, l’intermédiaire qui permet la transaction et qui détermine une équivalence par la monnaie entre les biens échangés. En utilisant la notion de mercatocratie, on veut mettre l’accent moins sur le marchand et plus sur le marché lui-même. Car le marché devient un problème social quand le marchand ne vise pas seulement le service de l’échange, mais essaie de faire le plus d’argent possible. Cette attitude existait déjà en Grèce, au IVe siècle av. J.-C. Aristote la condamne et la nomme « chrématistique ». La mercatocratie, c’est la systématisation de cette attitude « chrématistique » de faire de l’argent pour l’argent, et qui envahit l’époque moderne à partir du XVIIIe siècle. Cette attitude en est arrivée à devenir tellement importante et dominante qu’elle a pris le pouvoir politique et a organisé notre société.

Ce pouvoir inédit ne cherche pas d’abord la maîtrise des corps par la force, mais la maîtrise de la conscience par la communication.

Anne Gillet - C’est le pouvoir du marché sur la société ?

Pierre-Jean Dessertine - Exactement. La mercatocratie, c’est le fait de produire et mettre en circulation les marchandises le plus largement possible et en quantité croissante pour faire de plus en plus d’argent. Ceux qui font produire et circuler ces marchandises sont des riches qui ont pris le pouvoir. Donc on peut aussi parler de « ploutocratie ». Aristote en parle aussi. Mais il y a deux différences. Tout d’abord, la mercatocratie est un pouvoir très disséminé. Je vais dans un magasin, et j’achète des vêtements fabriqués au Bangladesh ou en Inde. En achetant, je participe à ce pouvoir mercatocratique. Certes beaucoup moins que celui qui a créé cette usine avec des conditions de prix et de productivité drastiques pour les travailleurs. Mais je fais partie de ce pouvoir. Ensuite, la mercatocratie est un pouvoir instable car il est lié au jeu de la concurrence. Au contraire de la ploutocratie qu’Aristote décrit comme le pouvoir stable de la minorité des riches sur la société. D’autant plus que la mercatocratie va promouvoir le renouvellement incessant des produits, favorisé par l’application des nouvelles techniques. La mercatocratie est aussi favorable à l’ouverture de nouveaux marchés, car elle est dans une dynamique qui doit s’amplifier sans arrêt, sinon elle n’est pas viable, c’est pour cela qu’elle a envahi la planète. C’est ce qu’on appelle la « croissance ».

Anne Gillet - Dans votre livre, vous citez Tocqueville qui voyait déjà, il y a deux siècles, des indices du danger que ce type de pouvoir et d’organisation de notre société nous faisait courir.

Pierre-Jean Dessertine - En effet. Il faut rendre justice à Tocqueville qui a vu juste sur ce point. Entre 1830 et 1840, il voyait d’autres principes de vie qui s’installaient et qui étaient en contraste avec les valeurs des périodes précédentes de l’histoire de l’humanité. Mais ce qu’on n’a pas vu, c’est l’impasse où cela pouvait nous mener.

Tocqueville disait déjà redouter que si la société future devait surmonter un obstacle un peu difficile, les citoyens soient trop dans “la lâcheté”, ils n’auront pas le courage de se battre.

Il faut être lucide, il y a une tendance totalitaire dans la mercatocratie.

Anne Gillet - Quels sont les mécanismes de la mercatocratie ?

Pierre-Jean Dessertine - C’est la concurrence d’intérêts particuliers, c’est-à-dire d’intérêts qui sont la plupart du temps contraires au bien commun. Ces intérêts particuliers peuvent être considérés comme l’expression de passions. La notion de passion au sens traditionnel du terme est un désir envahissant et impératif, qui s’impose comme prioritaire et n’apporte jamais le contentement. On peut distinguer trois passions principales et asociales chez les affairistes les plus engagés dans le pouvoir mercatocratique : la domination, la recherche de gloire et de prestige et la cupidité. Ces formes de désirs ont été décrites par Épicure comme des « désirs vains ». Ils n’apportent jamais le contentement ; au contraire, ils se reconduisent de par leur satisfaction même.

C’est pour cette raison que le marché est indéfiniment tentaculaire et envahissant à la fois en extension et en intensité. Il s’insinue de plus en plus dans la vie intime des gens.

Anne Gillet - Vous dites aussi que la mercatocratie s’est cachée derrière la démocratie. Elle est donc pernicieuse par nature ?

Pierre-Jean Dessertine - Oui, car ce pouvoir inédit ne cherche pas d’abord la maîtrise des corps par la force, mais la maîtrise des esprits, de la conscience par la communication. Or un pouvoir efficace sur les consciences ne doit en aucun cas apparaître comme un pouvoir. Il ne faut pas qu’on ait conscience d’être dominés par la mercatocratie. Le mot a donc été systématiquement camouflé et évité, « forclos », comme disent les psychanalystes. Un mot qu’on ne peut prononcer.

Anne Gillet - Vous parlez beaucoup de notre rapport au temps qui nous empêche d’être conscients de cette situation et donc d’agir. Pouvez-vous expliquer ?

Pierre-Jean Dessertine - Le courtermisme est lié au fait que l’emprise de la mercatocratie sur nos consciences vise à nous maintenir dans le besoin. De fait, toute la stratégie de communication de la mercatocratie vise à transformer ceux parmi nos désirs qui l'intéressent en besoins. Or le propre du besoin est de nécessiter impérativement sa satisfaction. Dès lors, nous sommes mis sans arrêt en demeure de devoir satisfaire des besoins. C’est ainsi que nous prenons le pli de vivre constamment dans l’urgence. Et vivre dans l’urgence, c’est ne s’occuper que du présent.

Il faut faire des tentatives qui, même si elles échouent, sont des graines d’avenir qui peuvent regermer par temps de pluie.

Et alors le futur ne vaut que comme rectification la plus rapide possible du présent. Toute la stratégie communicationnelle de la mercatocratie, qui veut construire son pouvoir sur les consciences, c’est de nous laisser le moins possible être dans la disponibilité à nous-mêmes et aux autres en trouvant toujours de nouvelles manières de nous mettre dans le besoin. C’est pourquoi elle nous inonde de communications et d’images si faciles à reproduire. Il est évident que la mercatocratie ne pouvait pas se développer avant le XIX siècle, parce qu’auparavant, l’image était très difficile à reproduire, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Anne Gillet - Vous parlez d’appropriation du bien commun par des intérêts particuliers. Vous dites que nous sommes dans un despotisme, vous allez jusque là. Qu’entendez-vous par là ?

Pierre-Jean Dessertine - Le despotisme est une forme de pouvoir où les titulaires du pouvoir souverain utilisent le bien commun, par exemple l’espace public, comme leur propriété personnelle. En 1945, le « Conseil national de la Résistance » avait décrété la propriété nationale des ressources essentielles de la nation : l’eau, l’électricité, les transports, etc. On a « privatisé » tout cela, c’est la manifestation de ce despotisme. On fait des profits particuliers avec le bien commun. Si la mercatocratie a pu croître autant les deux ou trois dernière décennies, c’est justement en étendant son despotisme sur un grand nombre de services publics.

On peut aussi parler de totalitarisme. Le totalitarisme est le fait que ce pouvoir, non seulement s’approprie le bien commun, mais en plus asservit l’esprit de simples citoyens, en imposant des clichés qui portent une certaine vision du monde et en saturant l’espace de leur répétition, jusque dans le plus intime de la vie privée. Il s’adresse sans scrupules aux jeunes, et c’est vraiment un problème important qui touche l’éducation, la transmission d’une génération à une autre. J’ai trouvé dans ma boîte aux lettres des pubs encourageant les enfants à résister à leurs parents pour les obliger à leur acheter des produits, explicitement. Il faut être lucide, il y a une tendance totalitaire dans la mercatocratie.

Anne Gillet - On a l’impression que beaucoup de personnes sont dans le déni de la réalité, de la vie elle-même, du futur. Vous dites qu’il est important de prendre conscience qu’on est piégés, mais ne sommes-nous pas dans le déni de ce piège ?

Pierre-Jean Dessertine - Oui, il y a ce déni. Mais il y a toujours des périodes de disponibilité à soi-même et aux autres. Il y a des crises, des drames, des guerres et des violences extrêmes. C’est quelque chose que j’ai bien mis en évidence dans mon livre. Je montre qu’il y a une vision du monde derrière la mercatocratie qui est promue qui ne peut mener qu’à des violences dans la société. La Seconde Guerre mondiale nous a obligés à repenser notre relation au bien commun. Nous sommes repartis sur de bonnes bases (le Conseil de la Résistance), mais elles ont été de plus en plus grignotées par l’avancée du pouvoir mercatocratique, dans tous les secteurs de la société mais aussi dans la géopolitique mondiale. Le problème est de savoir jusqu’où il nous faudra aller dans les drames pour que les méfaits et les absurdités de la mercatocratie deviennent évidents.

Je cite l’exemple des déchets nucléaires qui sont des déchets qu’il faudra confiner pendant des milliers d’années (200 000 ans pour certains) afin qu’ils ne sèment pas le chaos dans la chaîne des vivants.
On n’en parle jamais. On est capable de faire de nouveaux projets de centrales nucléaires sans jamais se poser ce problème. C’est du courtermisme. On se moque de l’avenir.

Anne Gillet - Nous voulons chercher des solutions pour sortir de cette impasse. Comment pouvons-nous nous réapproprier notre liberté pleinement humaine ? En comprenant cette situation, certes, mais existe-t-il d’autres pistes ?

Pierre-Jean Dessertine - Il y a des circonstances plus favorables. Par exemple, le confinement, mais c’est assez exceptionnel. Les traumatismes des accidents du présent peuvent se surmonter par des réflexions personnelles et collectives. On reste libres. Le propre de la liberté est qu’elle n’est pas prévisible. On peut se détourner des publicités et cesser d’être les otages de la communication dominante. Beaucoup de jeunes sont déterminés à s’engager pour se construire un avenir. Chacun apporte sa contribution. Moi, j’apporte la mienne.

Anne Gillet - La question du transhumanisme m’inquiète, personnellement, le courant prend toujours de l’ampleur et la mercatocratie y est liée. Comment le voyez-vous ?

Pierre-Jean Dessertine - Le transhumanisme est le seul avenir concevable dans le cadre de la mercatocratie. Un avenir où la mercatocratie voudrait sortir par le haut, passer de l’homme au post-humain, un homme amélioré par la technique (la plupart sont tout de même à mettre au point !) pour dépasser sa finitude humaine, et s’affranchir de tous les problèmes actuels :
écologie, mortalité, souffrance, etc. Mais ce n’est pas sérieux, ce n’est pas viable. Comment un être humain peut-il désirer ne plus être humain ? Il y a un paradoxe insurmontable dans le désir de transhumanisme. Et supposons le post-humain qui ait réussi à gagner l’immortalité par des techniques. Pour faire quoi de sa vie ? Cela va être lugubre de vivre indéfiniment dans la peur de perdre, par accident, cette immortalité si chèrement acquise. Mais dans leur « immortalité », ils arriveront à se suicider par ennui. De plus, cela porte en potentialité la coupure de l’humanité en deux. Une minorité qui pourra se payer ça et ceux qui seront à leur service. C’est assez utopique.

Anne Gillet - La conscientisation de cette mercatocratie peut-elle advenir ? Pouvons-nous casser le prêt-à-penser ?

Pierre-Jean Dessertine - J’anime des cafés philo. Mais cela reste marginal. Il y a la voie politique, on participe à un parti écologiste par exemple ; on essaie de prendre le pouvoir. Et là c’est la menace de la récupération. Parce que dans la société telle qu’elle est, on va vous mettre face à la nécessité de la croissance, etc.

Ou on développe des pratiques positives, on travaille dans la marge de la société avec l’espoir d’influencer le futur.
Les humains sont libres. Et ils ont aujourd’hui une possibilité inouïe de s’informer.

Mais il faut faire des tentatives qui, même si elles échouent, sont des graines d’avenir qui peuvent regermer par temps de pluie, quand les choses sont difficiles. Rien n’est inutile si on fait l’effort de comprendre en quoi notre essai de vivre autrement peut valoir comme possibilité d’avenir.
L’avenir n’est pas écrit.

Anne Gillet - Une dernière question : quels sont vos souhaits pour cette nouvelle année ?

Pierre-Jean Dessertine - J’aurais un rêve, c’est d’avoir un printemps aussi lumineux que celui que j’ai connu en 2020. Avec aussi la proximité des animaux qui s’approchent de ma maison et qui ne sont plus perturbés par les bruits des moteurs, mais qui serait choisi sans la peur de mourir d’une épidémie !

De façon plus réaliste, je souhaiterais une sorte de « mai 2024 ». Que la jeunesse se révolte vraiment – ce qui n’est pas totalement impossible – et bouscule de façon conséquente l’ordre mercatocratique et ouvre des possibilités pour l’avenir. Ce serait un écho à « mai 68 » que j’ai vécu, j’avais alors 18 ans et j’étais à Paris. Il y avait alors une forte critique de la société de consommation. C’était déjà une critique de la mercatocratie sans le savoir.

 

Pierre-Jean Dessertine

est professeur de philosophie à Aix-en-Provence. Il a écrit plusieurs ouvrages de pédagogie de la philosophie. Il publie régulièrement des articles sur le site L’anti somnambulique dont il est le créateur.

Pour aller plus loin :

Démocratie… ou mercatocratie ? Démonter le pouvoir du marché

Pierre-Jean Dessertine

éditeur: Le Souffle d’Or, décembre 2023.
ISBN : 9782364292543
Prix: 13,30 €

https://www.librairie-sciencespo.fr/livre/9782364292543-democratie-ou-mercatocratie-demonter-le-pouvoir-du-marche-pierre-jean-dessertine/

 

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